À quai

Deux amants ensemble sur les quais du métro, deux aimants qui semblent s'aimer trop.
Elle a la lueur des étoiles dans les yeux, lui caresse tendrement ses cheveux. Ils s'amusent à s'aimer, se dévorent des regards. S'embrassent lentement, avec passion, devant les passants, l'air insolent.
Ils sont l'essence de l'amour-passion et s'enlacent si solidement qu'on s'imagine que rien ne pourrait les séparer. Leurs caresses repoussent le cynsime et la laideur des métros, deux rochers contre les vagues du quotidien sur lesquelles même l'écume des jours s'efface. Ils sont mignons, putain, pensais-je, la formulation aussi sale que le décor souterrain dans lequel ils sont en scène.

En cet instant je le sens : je suis seul.

La beauté n'est pas pour moi, pas plus que la mer polluée du quotidien dans laquelle je me noie, sans rocher auquel m'acrocher.
Un sifflement strident s'immisce sur le récif, le train arrive. Il se stoppe net, hurle ses sirènes, ouvres ses bouches et vomit les passagers dans sa triste et répétitive routine. Je m'engouffre dans le wagon, jette un oeil sur le quai, plus attristé qu'envieux : les amants ne font qu'un, élevés au milieu du quai comme un monument à l'amour. La machine se ranime et m'emporte vers le noir du tunnel, sans un mot, je pense aux amants. Je prends les métros comme la vie, comme un cycle sans fin d'allers sans retour, un aller un aller, encore un aller allez un aller, un aller oui un aller putain sans jamais s'en aller.

Trois mois plus tard, même heure même quai, même vie. Les deux amants sont là, ils se tiennent la main. L'un tire l'autre vers le quai, comme attiré par la voie sale et pleine de déchets. Leur allure est fuyante, le pas pressé, impatients. Le train passe et ils me poussent contre la porte, pour franchir la marche coûte que coûte, comme si la vie en dépendait. Ils ne se regardent plus. Pour ranger un ticket, leurs mains se lâchent. Ticket rangé, les mains restent séparées. Ils sont assis l'un en face de l'autre mais regardent les gens. L'un m'observe, moi et ma solitude, l'air complice, comme si mon strapontin instable devenait soudainement un refuge enviable. L'autre fixe avec des yeux plus attristés qu'envieux un couple d'amants sur le quai, enlacés sur le béton, comme si l'heure était venue de remplacer l'ancienne statue par ces nouveaux amants à la mode.

Trois mois plus tard, autre heure autre quai, belle vie. Je suis là souriant sur le gué, ma main contre ton corps. J'ai les lueurs du bonheur dans les yeux, tes mains dans mes cheveux.

En cet instant je le sens : je suis heureux. L'amer a laissé place à la mer bleue, les vagues me caressent plus qu'elles ne me cassent, je suis un rocher, je suis tout ce que tu voudras que je sois. Je suis toi et je suis moi, je me suis trouvé comme si sans le savoir je m'étais un jour perdu. Le train passe, on pourra prendre le prochain, peu importe. Le ticket se rangera plus tard, c'est moins urgent que de tenir ta main, toujours. Rien n'importe plus que toi et ta main dans la mienne.

Trois ans plus tard. Je n'ai pas fini de découvrir les mondes dans tes yeux. Je suis un radeau attaché à ton bateau, flottant sur la mer calme, sans cesse à la rencontre de nouveaux horizons. Chaque jour est une aventure, chaque quai chaque train est un voyage différent qui me rapproche toujours plus de toi, qui me fait être mieux moi. Je ne t'enlace plus toujours sur le quai, mais ma passion est intérieure, la chaleur de tes caresses est partout dans mon coeur. Le train-train est passé, ma vie est à quai.
Une oeuvre évolutive réalisée en 2012 par Sylvain pour Hédia.
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